BY COURTESY

Mythology

Celle qui resplendit en marchant

La Gradiva dans l’œuvre de Marc Desgrandchamps

Aller au sommaire —par Cyril Skinazy Read this page in English

—Marc Desgrandchamps, courtesy Galerie Zürcher

En 1903, l’écrivain allemand Wilhelm Jensen publie «Gradiva», une nouvelle qui va connaître un grand succès et une remarquable postérité au sein de la culture européenne. L’œuvre exaltera la passion des surréalistes et André Breton ouvrira même une galerie portant le nom de cette figure romanesque. Salvador Dalí et André Masson en feront la matière de tableaux. Quand à Freud, initiant la série des commentaires sur cette œuvre, il publiera «le délire et le rêve dans la Gradiva de Jensen», un texte pionnier pour les études philosophiques en littérature.

La nouvelle raconte l’histoire de l’archéologue Norbert Hanold qui en visite à Naples tombe en adoration devant un bas relief du Musée national d’archéologie. Dés lors «cette femme qui marche», sculptée dans la pierre et incarnation du dieu Mars deviendra son obsession au point qu’il en délaissera son existence. La nuit suivante il rêve qu’il voyage dans le temps et rencontre la jeune fille parmi les ruines de Pompéi alors que le Vésuve est en éruption. Profondément troublé par ce rêve il décide de se rendre à Pompéi, où il fera une rencontre inattendue.

Il n’est pas inutile d’affirmer que cette silhouette féminine en mouvement—réalité autant que pur fantasme—intervint dans mon existence avec une étonnante synchronicité.

Un jour, ayant suivi une amie à la Galerie Zürcher à Paris, je fus amené à interroger le peintre Marc Desgrandchamps sur la récurrence des images féminines dans ses tableaux. «Je peins des Gradiva» me répondit-il aussitôt «Celle qui resplendit en marchant».

Je n’eus pas à soupeser longtemps cette laconique explication pour constater combien elle faisait écho à ma propre vie car, autant l’avouer, j’avais passé la majeure partie des dernières années à arpenter Paris (et d’autres cités accessoirement) suivant et filmant des inconnues, des femmes sveltes et magnétiques qui ondulaient dans la ville, des gradivas précisément.

Le rêve de l’écrivain allemand comme les tableaux du peintre lyonnais nous rappellent que celle qui marche constitue pour l’artiste, par son pouvoir d’évocation, une des plus puissantes réalités, quand bien même le visage de cette cinématique héroïne se révèlerait aussi fugace que sa démarche est furtive. Et pour faire écho à mes propres safaris urbains je ne crains pas de dire qu’a travers toutes celles que je poursuivais je recherchais celle dont j’avais formé dans mon esprit l’image rêvée.

Dans le monde pictural de Marc Desgrandchamps, les voix peuvent se faire entendre en raison même du calme qui les imprègne. Ce territoire singulier constitué de verts, bleus, bruns et sables suggère un monde au silence plus ténébreux, dans lequel les personnages ne parlent plus mais semblent penser tout haut, celui du peintre américain Edward Hopper.

Chez l’artiste français qui utilise ses propres clichés photographiques pour réaliser ses tableaux, les silhouettes sont des acteurs qui se parlent mezza-voce. Chaque image est une scène de film, celle d’un cinéaste cultivé, comme dans «Pauline à la plage» d’Éric Rohmer ou «La nuit» de Michelangelo Antonioni.

Les grandes peintures à l’huile, sans chercher à faire sensation, imprègnent totalement la mémoire. Leur mouvement n’est pas seulement cinématique mais quantique, par leur puissant pouvoir à exalter l’imagination, à effacer les barrières temporelles. Dans ces images subtiles, traversées ou non de gradivas, surgissent des mondes parallèles.

Dans le roman de Joris Karl Huysmans, «À rebours», le héros cherche à retrouver les odeurs du passé. Ce transport olfactif, j’eus le privilège de le vivre la première fois que je voyageais à Cuba. Il était si intense que je me voyais revenu un siècle en arrière, à l’époque d’une précédente incarnation. Les immeubles délabrés aux couleurs passées, la longue promenade de la mer au milieu de laquelle, comme dans un tableau de Marc Desgrandchamps, une jeune femme resplendissait en marchant.

Marc Desgrandchamps est representé par la Galerie Zürcher: 56, rue Chapon, 75003 Paris; 01 42 72 82 20 / 33 Bleecker Street, New York NY 10012; (212) 777-0790

—par Cyril Skinazy

Dans ce numéro: