BY COURTESY

Cinema

Projection privée

Aller au sommaire —par Laure Mi Hyun Croset Read this page in English

Quand je l’aperçus, je crus à une apparition. Je me démenai tant et si bien qu’un ami commun m’introduisit auprès d’elle. Elle se présenta: «Je m’appelle Marquise.» Elle ne riait pas et son regard m’interdit toute question. Je bredouillai un rapide «votre serviteur» et proposai d’aller chercher quelque chose à boire. Je voulais fuir son expression à la fois grave et narquoise. Je revins avec un verre de Chablis pour elle et un double Talisker pour moi.

Un peu saouls, nous déambulâmes dans la ville, puis je la raccompagnai jusque devant son immeuble, espérant qu’elle me proposerait de monter prendre un dernier verre. Son visage se fendit d’un sourire, elle fit une révérence et, en un instant, je me trouvai face à un digicode inhospitalier au possible. Je tâchai de me rappeler comment, dans une série américaine, des cambrioleurs avaient enduit un dispositif semblable de farine et étaient parvenus à pénétrer dans une propriété. Je faillis investir le demi-gramme de coke qui me restait dans la poursuite d’une luminescente jeune femme, mais l’idée qu’elle me regarderait de son air moqueur me coupa les bras. Je rentrai à la maison, plus excité que dépité.

Je me rendis à toutes les soirées où elle pourrait se trouver et dépensai le budget dévolu à mon loyer en bouteilles de champagne, mais j’étais loin de penser à me plaindre: j’investissais pour la femme de ma vie. Après une quinzaine de tentatives vaines, je la vis, enfin, vêtue d’une étourdissante robe de mousseline couleur chair qui donnait, malgré les innombrables volants, l’impression qu’elle était nue. Elle sourit en me voyant, mais continua la discussion dans laquelle elle était engagée. Elle avait l’air d’en connaître un rayon sur le cinéma. Je songeai que je devais absolument contacter cet ami qui avait fait une thèse sur le néo-réalisme italien. Je ne voulais pas faire pâle figure à côté de celle que j’avais décidé d’épouser.

Je pus enfin l’approcher et nous discutâmes de musique baroque. Heureusement qu’elle avait une culture transversale, car, contrairement à elle, qui se disait éclectique, je me percevais plutôt comme monomaniaque. J’étais un spécialiste chevronné du xviiiè siècle. Je devrais plutôt dire «j’avais été» car, à présent, je n’étais plus grand-chose, au mieux, un expert en fêtes. Et encore, je n’y connaissais rien en musiques actuelles, malgré les explications de certains de mes amis qui se piquaient de faire les DJ le week-end. J’avais bien compris que l’électro était plus douce à mes oreilles que la techno, mais je crois aussi que je l’aimais mieux parce que les filles qui en écoutaient étaient infiniment plus attirantes que celles qui écoutaient des musiques moins mélodiques. Mais peu importait, si Marquise avait aimé le djembé, je l’aurais accompagnée à des concerts de musique africaine. J’aurais même apprécié que ses goûts fussent très éloignés des miens, car il était impensable que nous fussions du même monde. En vérité, elle était si fascinante qu’elle en paressait irréelle. Je notais les regards subjugués que le moindre de ses mouvements suscitait. Jamais je n’avais rencontré autant de simplicité associée à tant de distinction.

Nous nous enfuîmes pour nous rendre dans un restaurant de fruits de mer. Je trouvais terriblement troublant de la voir avaler ses huîtres avec une grâce goulue. J’étais si heureux, que je lui laissai la moitié des miennes, alors que généralement je me faisais un point d’honneur que chacun eût précisément sa part. Je m’attendais à la trouver frivole et libertine, mais elle était tout au contraire sérieuse et déterminée. Cela me parut exotique et me plut. À nouveau, elle me laissa devant sa porte cochère, mais planta un baiser sur mes lèvres avant de disparaître dans une pirouette.

Cette fois-ci, je notai son adresse et lui envoyai une petite missive pour l’inviter à me contacter à sa convenance pour aller voir un film. Je me renseignai afin de savoir quels films lui proposer. J’étais prêt quand elle me téléphona. Nous nous rendîmes à la Cinémathèque où avait lieu une rétrospective de Jacques Doillon. Lorsque nous sortîmes de la salle, elle sembla très troublée. Elle me dit qu’elle venait d’un milieu simple. Elle s’était forgée à la force de ses poignets. Elle était ce qu’on appelle une self-made girl. J’approuvai tout en bloc, mais j’étais obsédé par une seule chose, connaître son prénom. Je savais que, tant que je l’ignorerais, l’identité profonde de celle que j’aimais m’échapperait. Elle me dit qu’elle avait choisi son surnom pour lui donner du courage dans son ascension et qu’elle ne pouvait me communiquer son vrai nom, car il lui semblerait revenir en arrière, si elle le dévoilait. Son passé était enterré.

À peine rentré, malgré l’heure tardive, je téléphonai à nos connaissances communes. Certaines me reçurent assez mal, mais je m’en fichais comme d’une guigne, je voulais absolument apprendre le nom de ma dulcinée. Personne ne le connaissait car elle n’était arrivée à Paris que récemment pour faire un DEA en cinéma. Elle s’était immédiatement fait appeler Marquise et personne n’avait osé lui demander ce qu’elle tenait tant à dissimuler. Il fallait dire que le surnom qu’elle s’était choisi lui allait comme un gant. On aurait dit une petite marquise de province, fraîche et sauvage comme le sillon de parfum qu’elle laissait derrière elle.

Je voulus appeler la faculté où elle avait étudié, mais je me rendis rapidement compte du ridicule auquel je m’exposais et de l’impossibilité de la mission. Les administrateurs ne connaîtraient pas de marquise et, moi, je n’avais pas d’autre indice.

Notre relation se développait lentement. Je cherchais tous les subterfuges pour lui arracher son secret. Je devins acariâtre et mes amis qui avaient l’habitude de me voir mondain et badin, me virent renfrogné au point qu’ils me conseillèrent de cesser immédiatement de voir cette diablesse qui me détruisait lentement. Je sombrai dans une telle mélancolie que je finis par émouvoir Marquise qui décida de me consoler en partageant enfin sa couche avec moi.

Je lui fis l’amour avec rage, en lui donnant en pensée du Marie-Antoinette, du Hermione, du Oriane et encore davantage de prénoms glorieux, mélangeant sans gêne fiction et Histoire. Je lui mordis si vigoureusement les lèvres qu’elle poussa un petit cri. Je jouis avec violence et enfin je me sentis apaisé. Je me fichais bien à présent de mes anciennes préoccupations. Elle était mienne et cela me suffisait. Réjouie par mon calme revenu, elle me chuchota dans le creux de l’oreille: «Claudette». J’étais comme assoupi et lui demandai ce que ça pouvait bien vouloir dire. Elle me répondit d’une voix qui laissait poindre de l’agacement: «C’est mon prénom!» Abasourdi, je lui demandai de me le répéter. Elle s’exécuta. Je fus tétanisé. À la fois pour gagner du temps et pour tenter de remédier à ma déception, je lui demandai alors son nom de famille. «Grandjean» me dit-elle, en rougissant. Je tombai des nues. Il n’y avait plus rien à faire. Je ramassai mon jeans, ma chemise Cardin et ma lavallière, les enfilai à la hâte et fermai la porte silencieusement derrière moi.

—Laure Mi Hyun Croset, écrivain

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