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Literature

L’infini ici de Giordano Bruno

Aller au sommaire —par André Ourednik Read this page in English

Lorna, par Images Sensibles, dans l’atelier de H. Craig Hanna

Au lendemain du mercredi des cendres, pendant que la fumée s’enroulait en spirales pour monter dans le ciel de février, Giordano Bruno toisait la foule à travers cet écran qui lui agressait les yeux, en s’accrochant tant bien que mal à l’idée de la métempsychose qui l’avait amené sur le bûcher sous ses pieds. Parmi ses trente hérésies comptait l’univers infini, qui s’ouvrait maintenant au-dessus de lui, prêt à accueillir son âme à la recherche d’autres imbéciles à pourfendre de satyres. Son espoir de rencontrer des gens nobles se dégradait dans le silence imposé à sa langue par un mors de bois. Une sueur froide perlait sur son front. Il redoutait surtout d’autres êtres jaloux de leur existence propre au point d’en refuser le partage, et semblables à ces pèlerins venus fêter le Jubilé sur le Champ des Fleurs qui se tassaient là, pour le regarder périr. À chacune de leurs respirations l’air se raréfiait. Leurs gueules se tordaient de curiosité morbide. Ils formaient un mur infranchissable de chair humaine, avachie par le sentiment d’avoir communément raison face à l’excentrique qui brûlait au milieu.

De libre, autour de lui, il n’y avait que le ciel, qu’il avait lui-même déballé d’une étrange enveloppe ornée d’étoiles dont l’avaient doté les savants antiques, en s’enfermant ainsi par leur propre faculté de penser dans une prison dont les murs scintillaient d’effrayantes apories. Même Copernic y croyait encore. Seul Bruno levait la tête vers une «immense région éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition». Il voyait le ciel qu’il avait décrit ainsi dans un texte dont le titre prémonitoire, Le banquet des cendres, lui revint forcément ce jour.

Ce même texte lu des siècles plus tard, dans une institution pénitentiaire suisse si relativement douce, suscita d’abord la colère des détenus. Inscrits en cours de philosophie pour des raisons moins éthérées que celles de la jeune femme venue les dispenser, ils butaient contre le jargon qui se tortillait dans cette bouche rose et délicieuse en leur évoquant tout ce que leur vie avait comporté de rejets. Dans ses oreilles à elle, leurs boutades se confondirent avec l’écho d’autres voix. Elle croyait entendre ses oncles self-made qui s’agglutinaient en tas gras et houblonneux aux repas de famille sans jamais se lasser de lui demander pourquoi elle étudiait une matière qui ne servait à rien.

Elle aurait pu lire Thomas More, Seneca, Socrate avec eux, n’importe quel de ces martyrs de la raison dont les crânes s’agglutinent sur le fil des siècles. Elle avait choisi Bruno par hasard dans la liste des possibles parce qu’elle n’avait jamais travaillé ce texte et qu’elle avait vu là une occasion de s’y plonger. Combiner, qui sait, de vagues projets de thèse avec ses ambitions humanitaires. Les pédagologues du canton avaient approuvé le sujet, satisfaits de voir toutes les cases du formulaire descriptif dûment remplies.

Parmi ses élèves, un prisonnier quarantenaire, blond, toujours bien rasé, l’agaça plus que d’autres. Il parlait constamment, bruyamment, avec un accent slave. Elle ne sut jamais qu’il avait été le seul à se passionner pour son cours, au point qu’il continuait à parler à son voisin de cellule des mondes multiples de Bruno. «Il en existe un nombre infini en dehors de ces murs», il s’extasiait. Puis il s’imaginait ce qu’il y ferait, libre non seulement de ses mouvements mais surtout de son propre passé, qui pesait sur son existence et qui obstruait la mémoire de ses proches sur cette terre. Bruno stipulait que ces mondes multiples ne se touchent jamais et que cela est mieux ainsi. Que même sur terre il vaudrait mieux qu’il n’y ait nul commerce entre les continents afin que la vie, excellemment répartie par Dieu, puisse s’épanouir partout dans sa singularité. Il abhorrait la colonisation des Amériques. Le besoin de voyager si loin lui semblait douteux. Il considérait que les créatures apparaissaient sur chaque continent de chaque monde par génération spontanée, pour donner chaque fois une nouvelle réponse à la question de savoir ce qu’exister veut dire.

Dans le système alchimique qu’il avait étudié, les quatre éléments purs se mélangent ici dans un amalgame imparfait dont consistent nos vies. En ce moment, une métamorphose banale de ces éléments se produisit trop près de Bruno, là où les flammes jaillirent du bois, en imposant à son flux de pensées, non sans cruauté, cet immense feu dont Anaximandre disait qu’il avait créé son monde en surgissant d’un grain suspendu dans l’espace. Formant d’abord la terre, il s’en serait séparé ensuite pour former autour d’elle une sphère d’astres. Ce récit de la création avait inspiré Aristote, Hipparque et Ptolémée quand ils imaginaient l’univers géocentrique que le génial, mais prudent, Copernic reversa à moitié.

L’astuce copernicienne se résume au fond à une simplification géométrique. À une manière de prédire la trajectoire des corps célestes à moindre frais. Le soleil, chez lui, ne se retrouve au centre qu’en vigueur d’une raison mécanique, bornée au ciel proche, d’une raison obsédée par le mouvement des planètes sur leurs orbites, par les cercles qu’elles dessinent et dont le soleil, oui, est bien le centre, ou presque, car le vrai centre de gravité entre deux corps, dont l’un orbite autour de l’autre, est en fait toujours un peu entre les deux, même si le plus massif s’en approche davantage. Il en va de même de la relation entre deux êtres, qui n’est jamais ancrée dans l’un ou dans l’autre mais se forme dans l’entre-deux. À force de penser cercle, Copernic n’avait pas vu l’ellipse; ni l’infini. Giordano Bruno dédaignait ces géométries physiques du ciel et leur centre arbitraire. Il existe, en effet, d’autres cercles: d’autres orbites planétaires, d’abord, mais aussi des cercles qui n’ont rien à voir avec un mouvement de masses. Par exemple celui—connu par chacun de nous—qui s’étend des tracasseries quotidiennes jusqu’aux confins de l’univers. Son centre est sur terre et il n’y en a pas qu’un seul: il y a autant de centres de l’univers connu qu’il y a d’esprits humains. Le défi ne consiste pas à se l’imaginer mais de se les imaginer, tous, dans leur pluralité impensable. D’en avoir conscience en tout moment.

La tâche devint impossible pour Bruno ce 20 février. Il se retrouvait affreusement confiné dans son ici et maintenant, ce point infinitésimal, sa monade de douleur où se condensait le monde entier. L’existence d’autrui, sa joie, sa peine n’est pensable qu’à l’image de la tienne. La foi dans la pluralité des êtres se joue entre le solipsisme et l’extase. Lorsque tu n’es pas en phase avec toi même, lorsque tu perds ton centre, lorsque le lieu qui te situe devient impossible, tu bascules dans l’un ou dans l’autre, te repliant dans ta propre conscience de toi-même ou te dissolvant dans le monde, incapable de penser, incapable de nommer. Dans les dernières minutes de Giordano Bruno, son ici acquit sans doute des proportions infinies.

Il me reste de ce lieu un souvenir vague. Nous voilà assis—c’est la fin de septembre, je crois—face à la statue lugubre d’un moine encapuchonné sur le Campo de’ Fiori à Rome, au milieu du fourmillement bariolé des touristes dont je suis. Un auteur du guide Lonely Planet ouvert sur mes genoux me demande “Do you see the Darth Vader-looking guy? —Well, that’s Giordano Bruno.”

Je rigole malgré moi de l’analogie débile. Le père asthmatique de Luke Skywalker esquisse une dernière ellipse avec son épée laser et se retourne, s’enveloppe de son manteau noir, et nous rassemble du même geste dans un monde de références communes. Une manière comme une autre d’inviter à dépasser son horizon propre et à se projeter dans les étoiles. Ou de tourner en dérision le drame dans notre étrange époque qui monnaie le spectacle de ses drames jusqu’à la nausée. L’ombre de la statue s’allonge et touche les étals des vendeurs de légumes. Nous regardons le soleil qui passe au dessus des toits. Dans l’univers de Bruno, les astres eux-mêmes sont des êtres vivants mais immortels, à l’instar des planètes qui orbitent autour: «Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre, je fends les cieux… pénètre au delà par le champ éthéré… je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin…».

—André Ourednik, écrivain et géographe

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