BY COURTESY

Fragrance

Le Parfum

Aller au sommaire —par Marie-Christine Horn Read this page in English

Clotilde Leroy-Conrad, courtesy Images Sensibles.

L’espace d’un instant, je croise mon reflet dans le miroir de sécurité de la parfumerie. Je peine à me reconnaître tant l’image renvoyée ne me ressemble plus. Nonobstant la déformation due à l’aspect bombé de l’objet, la femme hagarde dont je croise le regard m’attire un sentiment de pitié, avant que je comprenne qu’il ne s’agit que de moi et que je détourne honteusement les yeux pour les poser sur mes pieds. Chaussons. Je suis en chaussons. En jean, tout de même. Mais c’est celui avec lequel j’ai dormi. Ou plutôt avec lequel je me suis couchée. Mes cheveux tiennent plus ou moins sur mon crâne grâce à une pince en plastique jaune. C’était plus simple que de les coiffer. Plus rapide aussi. Plus rapide.

Je détourne la tête et recommence à chercher de plus belle parmi les rayons de parfums, rangés bien droit sur les étagères. Il y en a tellement. Tellement. Et moi j’en veux un. Un seul. Le seul. Je me souviens de la forme, droite, sans prétention, sans chichis. Avec un bouchon doré. Le liquide d’aspect jaunâtre. Une bouteille simple, élégante. C’est celui-là que je veux. Je me souviens que c’est un Estée Lauder. Mais plus du nom exact. Alors je cherche, à toute vitesse, les yeux en mode Matrix qui voient et enregistrent aussitôt les noms et les marques. Il y en a tellement. Trop. Beaucoup trop. Tous ces parfums si tendance, fragrances aux compositions stylisées selon le produit à la mode du moment. Griotte, praline, coriandre. On s’en fout. Les odeurs changent si vite, aussi vite que les amours se perdent. Si vite que plus personne n’oublie volontairement son foulard, celui porté toute la belle soirée, pour qu’au matin l’amoureux aime avec son nez, pour ancrer le sentiment nouveau dans les pores de la peau. Pour marquer la place. Le parfum, c’est tout de même plus convenable que le pipi du chien. Mais pas si différent.

Je cherche, cherche, ne le trouve pas. Je questionne la vendeuse, vous savez, Mademoiselle, un parfum d’Estée Lauder, une bouteille pas jolie, en verre blanc, le bouchon doré. Non, pas récent. Un vieux parfum. Pardon. Un parfum classique. Quoi Modern Muse? Qui c’est ça, Modern Muse? La dernière création Estée Lauder? Est-ce que j’ai la tête d’une victime de la mode à la pointe du must du moment? Là? Moi qui vous parle avec la peau de mon visage nue, les yeux bouffis et la goutte au nez? Avec la pincette jaune fluo que la petite copine de mon fils a perdue dans notre jardin quand ils ont joué à cache-cache et qui emprisonne à présent maladroitement mes maigres cheveux gras? Et les chaussons aux pieds? Dites? Dites? Non. Pas d’échantillons. Le flacon en verre avec le bouchon doré, c’est tout. Pas de crème. Pas de rouge à lèvres, pas le temps de m’assoir à la table de démonstration pour tester les dernières créations en matière de cosmétique. Je veux juste la bouteille en verre blanc avec le bouchon doré, et que vous arrêtiez de me sourire de toutes vos merveilleuses dents blanches et de votre arrogante jeunesse figée sous une couche de fond de teint opaque, que vous arrêtiez de me dévisager de vos merveilleux yeux bleus cachés sous une tonne de khôl noir. Que vous arrêtiez de remplir mon nez de l’odeur de Modern Muse que vous portez en ce moment. Que vous arrêtiez de me rappeler que c’est à cause d’une fille qui vous ressemble que je ne ressemble plus à rien. La bouteille en verre. Le bouchon doré.

Elles sont sorties toutes seules. Les larmes. Sans bruit. Et la bouche qui tremble en gardant les mots coincés dans la gorge. Et la main qui n’essuie pas les joues. Qui n’essaie même plus. Et la femme hagarde, en chaussons, qui pleure devant la vendeuse trop jolie, trop blonde, trop jeune, trop heureuse.

Puis, la main âgée surgie de nulle part, aux doigts serrés de multiples bagues aussi dorées que le bouchon du flacon qu’elle tient. Sans regarder le visage qui va avec la main, je saisis l’objet tendu, verse une goutte du liquide sur mon poignet et le coince sous mon nez. C’est lui. C’est bien lui. Je respire à plein nez, encore, j’aspire avec la bouche ouverte. Je sens mon cœur qui se calme. Les larmes qui remontent se noyer dans ma gorge. Elle est là. L’odeur. Elle est là. L’odeur de ma mère. Et tout soudain va beaucoup mieux.

—Marie-Christine Horn, écrivain

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