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Amour à Venise

Aller au sommaire —par Fiora Gandolfi Read this article in English

—tableau courtesy Cyril Skinazy

Venise est la ville de l’amour et de la séduction parce qu’elle est une ville double, instable, toujours et pourtant jamais la même comme l’amour.

Mais pour trouver l’amour à Venise, il vaut mieux cependant, l’emporter dans ses bagages. Avoir sa provision d’amour est nécessaire. Car pas de jeunesse, pas de discothèque, pas de sex-shop, pas de prostitution qui n’aient été éjectés sur la terre ferme, à Mestre ou sur le Terraglio, la route plantée d’arbres par Napoléon et qui mène à Trévise. On y trouve des déesses noires, symboles de l’abondance et de la fertilité et qui auraient plu à Fellini, de féeriques créatures blanches des pays de l’Est, aux proportions des sculptures de Giacometti.

À Venise tout de même se trouve une maison complaisante et très secrète en face de la Calle dei Preti à Santa Maria Formosa.

Au dernier étage, des orientales ferment les rideaux quand le ministre arrive dans cette ville aux palais somptueux habités par des riches et des vieux retraités.

Une dichotomie profonde coupe Venise en deux: c’est la ville du virtuel et du corporel, c’est la ville de la passion et de la mort; beaucoup de cadavres d’intellectuels ont été rapatriés en secret après leur suicide. C’est la ville qui cache des palais de dentelle plantés sur une légion d’esclaves invisibles: troncs écorchés, enchaînés qui soutiennent des édifices paraissant flotter sur les eaux de la lagune.

À Venise se côtoient la ville virtuelle, celle dont tout le monde rêve, et la ville du quotidien où tout est différent. Il y a deux villes qui se superposent pour les amoureux tombés dans les bras de la Sérénissime et qui s’acheminent dans son noir labyrinthe de ruelles, sans peur. Aucun Minotaure ne s’y cache, aucune Ariane n’y attend le voyageur, aucune roue ne menacera la promenade des amants. Les rues sont couvertes d’eau et les lions volent comme disait Cocteau.

À Venise vous pourrez également tomber sur un gondolier sinologue, Gabriele Foccardi, car enfoncer la rame dans l’eau du Grand Canal fait gagner plus d’argent que de tremper son pinceau dans l’encre de chine pour tracer des idéogrammes. Les couples viennent dans cette ville pour y jouer une performance: l’histoire de leur amour. Ils se laissent aller, tranquilles, comme devant leur ordinateur branché sur un site web. Le site de Venise a l’avantage de vous envelopper totalement, sollicitant non seulement la vue mais les autres sens réunis. Les amants se promènent main dans la main, dans un paysage irréel de palais qui se reflètent dans l’eau, s’y brisent et s’y recomposent au passage des gondoles. Par ce jeu incessant, la ville pénètre aussi dans le corps par osmose à travers tous les pores.

—tableau courtesy Cyril Skinazy

Les bruits de Venise donnent des frissons: le doux clapotis vaginal des gondoles amarrées sur le Grand Canal, le cri de souffrance des amarres des vaporetti, écho d’une musique de Luigi Nono. Les narines sont sollicitées par les odeurs disparues des grandes villes: l’odeur blanche, mystique du four à pain. L’odeur du brouillard. L’odeur des algues. Le toucher, sens mineur et méprisé comme l’odorat, trouve sa revanche et sa subtile sensibilité à Venise. La plante du pied écoute les irrégularités du sol. Il y a les pas qui ressentent l’humidité des herbes et de mousses poussées entre pavés et terre cuite. Il y a les pas durs qui claquent sur les vieux sols issus du ventre d’un volcan. Il y a le pas qui n’apprend rien. Il marche sur le nouveau pavé lisse là ou la vieille trachyte paraissait trop appartenir au passé (elle se vend aux villes des américains, des japonais etc…) Venise est la seule ville où on peut entendre le bruit de ses propres pas et les vibrations de son propre corps.

Amour et mort: top secret. En silence, des milliers d’étrangers sont venus se suicider dans les chambres d’hôtel de Venise. Ce phénomène a fait l’objet d’une thèse de doctorat à la faculté de Padova. La scène est toujours la même. Le flacon de pastilles sur la table de nuit à côté du livre de Thomas Mann… Un silence complice voile tous ces cadavres: les parents des victimes, les hôtels, les journaux, la ville même font économie de vérité à ce sujet. La mort est un secret indécent, sans aucun intérêt pour le mythe d’une ville qui a choisi de se nommer Sérénissime. Dans chaque cadavre il y a l’excès d’une vérité absolue qui trouble l’élégance frivole de la ville de l’amour.

Les amoureux viennent à Venise pour rapporter chez eux une série de photos ou un film qui certifie que leur voyage d’amour a été bien réel.

Les japonais mariés en vrai dans leur pays filment une fausse cérémonie dans un salon hôtel complaisant du Lido, transformé en ca’Farsetti, siège de la vraie mairie. Un faux maire qui ne ressemble pas du tout à Franco Costa et encore moins à Massimo Cacciari donne les alliances et prononce «vi dichiaro marito et moglie.» L’acteur qui joue le rôle du maire, en général un videur de boîte de nuit, exige 500.000 lires (280€) pour sa prestation. C’est un bel italien style cornetto Algida; il fera son effet dans la vidéo souvenir avec sa veste traversée par le ruban municipal bianco rosso e verde et or. Les japonais filment le rituel de l’anneau et du gâteau, la promenade en gondole avec la mariée noyée dans une barbe à papa de tulle de nylon.

Arrivés dans la Sérénissime, les couples provinciaux deviennent acteurs d’une performance de grands acteurs: ils exhibent des Borsalino, des cigares hors de prix, ils dégustent des cappuccini au Caffè Florian. Ils filment en posant pour la photo. Clik: Toile de fond, la place Saint Marc. Premier plan les pigeons agglutinés sur la tête et les épaules des amants qui ne se rendent pas compte de la lèpre qui mutile leurs horribles pattes rouges.

Clik: Dernières marches du pont du Rialto, après l’ascension. Les amoureux fatigués, s’appuient pour la photo sur la balustrade. Ils ne sentent pas que la rugueuse pierre d’Istrie caressée pendant des siècles est devenue à cet endroit lisse et tiède comme l’intérieur d’une cuisse de femme.

Clik: Sur le ponte della Paglia, les amants sont photographiés entrelacés tel le serpent et la salamandre. «Ah! Le pont des soupirs…» Le guide leur explique que les soupirs provenaient du dépit des prisonniers conduits dans leur geôle. Ils préfèrent croire que c’est le soupir des amants dans les gondoles. La vérité est ce qui fait plaisir.

Et pourtant à Venise le don précieux des échanges des corps était très à la mode. Les courtisanes telles celles peintes par Carpaccio possédaient le charme du sexe et de la culture. Elles étaient des geishas à l’italienne. Elles écrivaient, chantaient et composaient de la musique, connaissaient le latin et le grec. Henri III de passage à Venise ne laissa pas passer l’occasion de goûter aux charmes de Veronica Franco, l’une des courtisanes les plus fameuses de l’histoire. À Venise est née la première femme qui aie osé faire des études universitaires au monde. Elena Lucrezia Cornaro, noble née en 1646, elle fut la première femme titulaire d’un doctorat d’université.

Au xviiiè siècle Venise était aussi connue pour ses «casini», espaces secrets et minuscules, élégants petits appartements cachés dans les sombres ruelles autour de la place Saint Marc. On en dénombrait une centaine, munis d’une sortie de secours garantissant la fuite des joueurs et des amants. Les serviteurs qui n’avaient pas le droit de voir le visage des invités, leur servaient le chocolat, le thé et les gâteaux à travers une petite ouverture qui s’entr’ouvrait entre la cuisine et le salon. Une dizaine de ces jolis casini appartenaient aux femmes très respectées de l’aristocratie, tel le casino Venier, siège actuel de l’Alliance française sur le pont des Baretteri.

Le xviiiè siècle était du point de vue de l’amour bien plus avancé que le nôtre en cela que les épouses nobles avaient le droit de posséder une «garçonnière», le mari et les familiers faisant semblant de n’en rien savoir. La citation en vogue à l’époque était la célèbre dédicace à Lesbia de Catulle, poète romain né à Sirmione dans la Vénétie: «Vivons et aimons nous sans tenir compte des marmottements des vieux.»

—par Fiora Gandolfi

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